C. Ruffieux: Les médecins qui comptent

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Titel
Les médecins qui comptent. Médecine populationnelle à Genève au 19e siècle


Autor(en)
Ruffieux, Christiane
Erschienen
Lausanne 2022: Éditions BHMS
Anzahl Seiten
302 S.
von
Piguet Laure

Au cours des XVIIIe et XIXe siècles, la médecine européenne connait une transformation importante caractérisée par une «quête d’objectivité» (p. 16) dans l’étude de l’intervention médicale, quête dont les nombres et les tableaux deviennent l’instrument principal. Le livre de Christiane Ruffieux contribue à l’histoire de cette transition en abordant un aspect méconnu: la manière dont les praticiens réagissent à cette transformation de la fabrication du savoir médical et se saisissent de ces nouveaux outils. Ayant opté pour une approche microhistorique et locale, l’autrice nous plonge dans les pratiques des médecins et chirurgiens de Genève entre 1770 et 1860. Outre une vaste étude prosopographique, l’analyse est basée sur le dépouillement des comptes-rendus des réunions des cinq sociétés médicales genevoises ayant existé durant la période étudiée, mais aussi sur l’examen des publications des praticiens.

Le livre est composé de six chapitres thématiques, chacun couvrant l’ensemble de la période étudiée. Le premier chapitre présente le cadre du récit et les résultats de l’analyse prosopographique, tandis que le second introduit les différentes sociétés médicales et leur fonctionnement. Les médecins et chirurgiens se révèlent très enclins à améliorer leurs pratiques en échangeant et en comparant les cas et les traitements via, entre autres, de nombreuses publications (thèses, mémoires de concours, articles, etc.). Ces recherches suscitent, dès les années 1820, une augmentation du recours aux chiffres. Ainsi, les discussions autour d’un médicament reposent, dans un premier temps, sur la présentation détaillée d’un cas particulier, voire extraordinaire, alors qu’en 1829 un mémoire traitant des effets du protocarbonate de potasse se base sur six cas comparés les uns aux autres et en tire des conclusions générales. Pour l’autrice, ces changements prouvent l’apparition, à Genève, de la médecine populationnelle qui «s’appuie sur l’observation de groupes et non d’individus isolés» (p. 81).

Le troisième chapitre, Reflets de l’art de pratiquer, analyse de manière détaillée l’arrivée de la méthode numérique à partir des activités des sociétés médicales et des essais de mise en oeuvre de techniques statistiques. Deux sociétés tentent, par exemple, d’élaborer des tableaux des maladies, mais échouent à cause de problèmes de classification. La Société médicale, créée en 1823, met en place un «tour d’épidémie» destiné à comprendre l’impact de la météorologie sur les maladies, une question alors en vogue. Les membres de la société élaborent peu à peu, et en traversant de nombreuses difficultés, un système de classement des maladies ainsi que les instruments nécessaires à cette quantification (système de notation et tableaux). Si, pour des raisons diverses, ces innovations techniques échouent la plupart du temps, un changement inexorable est ainsi attesté: le corps médical genevois a acquis la conviction que parfaire ses pratiques nécessite de comparer les cas particuliers et d’analyser la fréquence des maladies.

Les trois derniers chapitres se concentrent sur la manière dont les praticiens recourent à la méthode populationnelle pour répondre à des enjeux précis: tester l’utilité de nouveaux remèdes, évaluer celle du vaccin de la variole et la manière la plus efficace de l’administrer, ou encore contribuer à des politiques d’hygiène publique à partir de statistiques vitales. L’analyse de l’usage des statistiques dans la mise en place d’une politique vaccinale résonne tout particulièrement avec les débats contemporains sur la vaccination contre le Covid 19. La découverte du vaccin antivariolique, son administration à la population et la découverte par le corps médical qu’il ne protège pas complètement de la maladie, mais qu’il en atténue les risques, sont autant d’étapes qui ont reposé sur des interactions complexes entre savoirs «pratiques» et savoirs «scientifiques», entre quantification et témoignages, mais aussi entre convictions scientifiques et rumeurs (en partie fondées).

L’histoire minutieusement décrite par Ruffieux est ainsi celle des «tâtonnements» (p. 24) d’un corps médical convaincu que la médecine doit se fonder sur l’observation, mais qui s’interroge sur les meilleures méthodes pour produire un savoir à partir de cas singuliers. Dans les faits, «raisonner sur la base de […] chiffres s’est révélé une affaire plus compliquée que prévu» (p. 245). Le choix de l’autrice d’un récit très proche des sources, agrémenté de riches illustrations, s’avère judicieux, car il permet de dévoiler l’ampleur des difficultés qui ont émaillé la «mise en chiffres»1 des pratiques médicales. Il est toutefois permis de regretter l’absence des méthodes d’analyse élaborées par la sociologie historique de la quantification d’Alain Desrosières, Fabrice Bardet ou Roser Cussó, qui auraient permis d’identifier plus clairement les étapes de la mise en place de la quantification (convention, classement, questionnaire, etc.). Outre l’éclairage qu’il apporte à une dimension importante de l’histoire de la médecine, cet ouvrage est une contribution importante à l’histoire de la statistique. L’approche microhistorique est en effet (trop) rare dans ce champ qui privilégie, par rapport à l’étude des pratiques, les statistiques étatiques et les grandes narrations sur le développement de la pensée statistique. L’avantage de cette approche est pourtant de relativiser le récit d’un progrès inexorable et explosif à partir des années 1830, pour plutôt en dévoiler les errements et les lenteurs. En outre, cet ouvrage amène des connaissances importantes sur l’usage des statistiques au début du XIXe siècle, période qui précède l’institutionnalisation d’un mouvement statistique en Grande-Bretagne et en France et qui reste largement sous-étudiée.

Notes:
1 Anne-Sylvie Pharabod, Véra Nikolski, Fabien Granjon, La mise en chiffres de soi. Une approche compréhensive des mesures personnelles, in: Réseaux 177 (2013), p. 97–129.

Zitierweise:
Piguet, Laure: Rezension zu: Ruffieux, Christiane: Les médecins qui comptent. Médecine populationnelle à Genève au 19e siècle, Lausanne 2022. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte 73(1), 2023, S. 69-70. Online: <https://doi.org/10.24894/2296-6013.00120>.

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